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5e art 📚 Voyage en Uchronie - 1 - « Nous » - Zamiatine

Posté par Objet le 22/07/2024 pour le secteur ART
🌍 Article public





📚 [Avant-propos]

Je commence ce voyage par certainement un des piliers du genre. C’est le premier livre de l’anti-utopie, de la dystopie si vous préférez ce terme. Il est le précurseur de bien d’autres que vous connaissez davantage : c’est le papa du « Le meilleur des mondes » de Aldous Huxley (1932) ou du plus célèbre encore « 1984 » de George Orwell (1949).

Le roman a été publié en 1920 et interdit en Russie à partir de 1923. Le roman est connu en France à partir d’une traduction anglo-américaine. Le présent article s’appuie sur la version de 2017, traduite du russe par Hélène Henry sous le titre « Nous ». Et oui il a fallut attendre 2017. Le précédent titre de l’œuvre (peut-être plus connu était « Nous autres ».



📚 [Épitomé]

Dans une société assujettie au bonheur infaillible et obligatoire, alors que la « dernière » de toutes les révolutions possibles a eu lieu, les hommes, enfermés sous une cité de verre, sont devenus des « Numéros ».

Ceux-ci paient de leur vie le moindre écart à l’ordre établi contre lequel, malgré tout, une poignée de dissidents va s’insurger.




🗨️ [Un mot sur l’auteur]

Zamiatine fut toujours considéré comme un « hérétique » par les pouvoirs tsaristes puis communistes. Grand amateur des œuvres de H.G Wells, ses écrits dénoncent les travers des régimes autocratiques et solitaires.

« Nous » est avant tout une critique de la révolution russe. C’est une dystopie (ou contre-utopie) violente et acerbe. Zamiatine y exprime sa grande déception face aux espoirs qu’il fondait dans cette révolution. Quand il écrit « Nous », la révolution est déjà retombée et les espoirs d’une belle révolution intellectuelle ont été remplacé par ce qu’il appelle des « aimables fonctionnaires ».

En 1931 il s’enfuit à Paris pour échapper au régime stalinien et aux censures (et certainement aux purges).




😺 [Mon avis]

Le roman suit les aventures de D-503, qui est en charge de la construction d’un énorme vaisseau spatial, l’ « Intégrale ». Rien que le nom déjà, vous voyez le projet ! Il a également pour mission de classer les civilisations extraterrestres sous le commandement du « Bienfaiteur », une sorte de méta-entité qui est assimilable à notre maître ordinateur de Parano.

D-503 tient un journal à la gloire de ce monde aseptisé et il y relate les débuts d’une insurrection qui le changer également.

Contrairement aux protagonistes de « 1984 » ou « Le meilleur des mondes », D-503 ne remets pas en question le régime, il l’adore. On suit donc un convaincu, un fidèle du régime et non un révolutionnaire.

Ce qu’il y a de génial c’est qu’on suit D-503 : il écrit sous formes de notes, ces notes formant des chapitres qui nous vantent en fait les mérites du propre système. Il dit que ce monde est parfait et nous explique pourquoi, à ses yeux, il est parfait et qu’il ne voudrait pour rien au monde d’un autre système. On devine sans mal, nous lecteurs contemporains, le lavage de cerveau et l’aveuglement total d’un tel fidèle dans un régime totalitariste.

Deuxième chose géniale, il écrit avec ses mots. Il décrit oui, mais en rationalisant le monde, sans pédanterie ni superflus. À l’image de la novlangue de 1984, il fait partie du système. Il transpose toute chose en arithmétique, par exemple.

C’est donc, pour Zamiatine, un double exercice de style. L’homme du futur qui s’adresse au lecteur du passé, avec son style froid et mathématique. Un délice, mais mon correcteur orthographique avait marqué un « délire » c’est également vrai.

Au final, dans son roman d’anticipation Zamiatine décrit un monde où chacun vit sous la surveillance de tous les autres. D’où le titre de l’œuvre « Nous ». Il n’y a plus d’individus, plus de noms. Ce sont des numéros (ça va les paranoïaques ?)


Un monde dans lequel le temps semble s’être arrêté, tant l’État qui sait très exactement comment les hommes doivent vivre pour être heureux contrôle la moindre activité. Le bonheur est obligatoire, rappelons-le.

Une ville totalement coupée également du concept de « nature » par un grand mur. Tout est géométrique, tout est calculé et toutes les formes architecturales ne sont que formes classiques de verre. Oui de verre ! Car comme dans tous les totalitarismes, la notion de vie privée n’existe pas puisque tout le monde se voit constamment. Glauque hein?

Tout est calculé pour qu’il n’y ait aucune liberté individuelle. L’intérêt est porté à la multitude, à l’État. La dissidence est considérée comme la plus grave des maladies. Toute personne croyant à la liberté individuelle et à l’amour n’est plus qu’une bête sauvage.

Un numéro absolu gouverne les autres numéros et D-503 loue ce système conformiste qu’il estime parfait.

« Nous » c’est une bonne grosse tartine dans la figure, je ne pouvais décemment pas commencer une chronique sur les uchronies sans commencer par la maman et le papa de ce genre-là.

1920, Zamiatine pose le pavé et oppose sa vision de la déchéance humaine aux mondes utopistes. L’anti-utopie est née en Russie.



📑 [Citations]

✒️
 « Après avoir vaincu la Faim (ce qui algébriquement, nous assure la totalité des biens physiques), l’État Unique mena une campagne contre l’autre souverain du monde, contre l’Amour. »

✒️« Je me rendis compte alors, par expérience personnelle, que le rire est la plus terrible des armes, on peut tout tuer par le rire, même le meurtre. »

✒️« On dit que les anciens pratiquaient le vote secret, en se cachant comme des voleurs. […] Pourquoi tout ce mystère ? nous n’en savons rien aujourd’hui. […] Nous n’avons rien à cacher, nous n’avons honte de rien, c’est pourquoi nous fêtons les élections loyalement et en plein jour. Je vois les autres voter pour le Bienfaiteur et ceux-ci me voient également. Pourrait-il en être autrement puisque " tous " et " moi " formons un seul " Nous " ? Cette procédure est beaucoup plus ennoblissante et plus sincère que celle en honneur chez les anciens, " secrète " et d’une couardise de bandits. »


🔍 [Références]

Evgueni Zamiatine - Nous
Traduction par Hélène Henry, Actes Sud
2017
ISBN 978-2-330-07672-6


🔖 [Catégories]

Roman - Dystopie, uchronie


📌[Crédit photo]

Couverture du livre d’Acte Sud

11 commentaires
Fourbi
()
Jolie présentation qui donne envie de se plonger dans le roman ^^
Bidule
()
Pareil, j'ai dévoré cet article.
J'essayerai de le trouver pour le dévorer aussi :)
Chose
()
Ça donne envie de le lire !
Babiole
()
J'avais déjà entendu parler de l'auteur mais jamais rien lu de lui. Ta propa donne carrément envie de tester. Super présentation qui donne envie! Les mentions à Orwell et Wells ne font qu'augmenter cette envie de se pencher dessus.

Par contre, je voyais l'uchronie comme une forme de réécriture de l'histoire, du type "qu'est-ce qui se serait passé si...?". J'ai du mal, au vu du résumer/synopsis que tu en fais, un peu de mal à classifier le roman dans ce genre. Ou alors c'est moi qui ai mal compris la définition de l'uchronie :)
Barda
()
Merci de vos retours éclairants et encourageants pour la suite de cette chronique ! Franchement si vous avez lu 84 ou le meilleur des mondes juste foncez. C'est un scandale que Nous ne soit pas aussi connu que les deux autres. Quand j'ai découvert Parano vous pensez bien que j'ai de suite pensé à Nous de Zamiatine. Bien plus que les autres tenors du genre.

Pour te répondre ma chère bleue, en fait la suite de la chronique va être beaucoup plus centrée sur les uchronies au sens du terme que tu connais. Car tu as totalement raison, une uchronie est un récit fictionnel à partir d'un point historique déviant (et si...?). Ce que je n'ai que trop peu précisé c'est que, pour Zamiatine, Nous est une uchronie, au même titre que 84 et Le meilleur des mondes. Pour lui c'est Et si les révolutions russes avaient accouché de tels totalitarismes ? Et si la révolution d'octobre et le léninisme étaient des formes de pouvoir central autoritaire où le bonheur serait obligatoire car issu d'un pouvoir (et d'une révolte) populaire. On retrouve cela pas mal dans son héros qui est fondamentalement issu du prolétariat.

"Nous" est une uchronie par rapport à la révolution russe d'octobre, mais je n'ai peut être pas assez insisté ce point dans mon article :) Zamatiane écrit cela juste après cette révolution et imagine alors la dystopie d'un monde. Mais comme beaucoup de première fois littéraire il prend quand même ses distances avec l'objet de sa critique :)
Outil
()
Merci pour tes explications Shal, c'est plus clair comme ça :)
Appareil
()
Merci pour tes explications ET cette présentation d'œuvre, Shal.
Bidule
()
#882386 :

Merci pour cet article alléchant. Je me le note!

Pour revenir sur le caractère uchronique du roman, la révolution d'octobre est clairement évoqué comme le postulat historique de départ ? Ou le simple fait de faire référence au régime totalitaire suffit à parler d'uchronie ?

Uchronie = Fiction se basant sur un postulat historique
Dystopie = Récit d'anticipation traitant d'une société évoluant dans un régime totalitaire ?
Machin
()
#882389 : Non la révolution d'octobre n'est pas présentée comme le postulat de départ au sein du livre. Il faut le deviner. Donc clairement on penche plutôt côté dystopie au sens du genre littéraire. Toutefois je me permet de nuancer ce propos au regard de la date, des événements et de caractère nouveau d'un tel récit. Mes autres présentations d'œuvre seront elles aussi un peu entre ces deux concepts. J'avais beaucoup hésité sur le nom de la chronique entre les deux. J'ai choisi uchronie car je vais surtout parler de cela après.. mais il est vrai que pour Nous c'est davantage dans la forme une dystopie (comme ses successeurs).



Merci encore pour toutes vos réponses !
Accessoire
()
Je ne connaissais pas du tout mais merci de la découverte ! Ça me donne envie de découvrir ce roman 😊
Bidule
()
Ce livre attendait tranquillement que je le sorte du purgatoire de ma bibliothèque. Merci pour lui ! Après quelques chapitres, voici quelques extraits auxquels il me fait penser :

"La connaissance que j’avais des mathématiques m’aida beaucoup à comprendre leur façon de parler, et leurs métaphores, tirées la plupart des mathématiques et de la musique ; car je suis un peu musicien. Toutes leurs idées n’étaient qu’en lignes et en figures, et leur galanterie même était toute géométrique. Si, par exemple, ils voulaient louer la beauté d’une fille, ils disaient que ses dents blanches étaient de beaux et parfaits parallélogrammes, que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de cercle, que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste. Le sinus, la tangente, la ligne droite, le cône, le cylindre, l’ovale, la parabole, le diamètre, le rayon, le centre, le point, sont parmi eux des termes qui entrent dans le langage de l’amour."
Voyage à Laputa, Partie III des *Voyages de Gulliver*.

"De ce terrible paysage,
Tel que jamais mortel n'en vit,
Ce matin encore l'image,
Vague et lointaine, me ravit.

Le sommeil est plein de miracles !
Par un caprice singulier,
J'avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier,

Et, peintre fier de mon génie,
Je savourais dans mon tableau
L'enivrante monotonie
Du métal, du marbre et de l'eau.

Babel d'escaliers et d'arcades,
C'était un palais infini,
Plein de bassins et de cascades
Tombant dans l'or mat ou bruni ;

Et des cataractes pesantes,
Comme des rideaux de cristal,
Se suspendaient, éblouissantes,
A des murailles de métal.

Non d'arbres, mais de colonnades
Les étangs dormants s'entouraient,
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes, se miraient.

Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l'univers ;

C'étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques ; c'étaient
D'immenses glaces éblouies
Par tout ce qu'elles reflétaient !

Insouciants et taciturnes,
Des Ganges, dans le firmament,
Versaient le trésor de leurs urnes
Dans des gouffres de diamant.

Architecte de mes féeries,
Je faisais, à ma volonté,
Sous un tunnel de pierreries
Passer un océan dompté ;

Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé ;
Le liquide enchâssait sa gloire
Dans le rayon cristallisé.

Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges
De soleil, même au bas du ciel,
Pour illuminer ces prodiges,
Qui brillaient d'un feu personnel !

Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouveauté !
Tout pour l'oeil, rien pour les oreilles !)
Un silence d'éternité." Partie I de "Rêve parisien" de Baudelaire
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